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“Au fil des images cachées”, Bernard Villers au cabinet d’art contemporain
Article publié dans Le Soir du Jeudi 30 mai 1996, par Jo Dustin.

Si Bernard Villers aime l’impact incisif des couleurs pures, s’il provoque le jeu des transparences teintées, s’il attise la complémentarité des ombres colorées, il invente toujours une autre combinaison de règles aléatoires qui génèrent une nouvelle démarche plastique fuyant toute redite.

Sa présente exposition au Cabinet d’Art contemporain (jusqu’au 15 juin), choisit sans nulle doute un registre plus austère où l’arc-en-ciel ne décline pas sa gamme. Ses variations orthogonales offrent toujours la même densité de noire et de blanc mais elles épousent des confrontations différentes. La palpitation anthracite de l’encre de Chine cernée par un mince liseré gris de crayon lithographique évite toute construction rigide, glacée. Non, ces imbrications du négatif et du positif vibrent d’une façon sensible et nous communiquent cependant une rigueur vécue, frémissante, évoquant une monumentalité certaine.

Une série de rectangles obliques jaunes ou noirs, toujours nimbés par une aura colorée, translucide, transgressent la limite du cadre frustrant et suggèrent chaque fois une expansion virtuelle. Les fragments du «Bel Eté» captent les contours de pierres trouvées qui se chevauchent, se déploient. Et la légèreté des touches d’aquarelle nourrit les carrefours fragiles d’un bonheur fuyant. On songe un instant au reflet lumineux d’une onde.

Toutefois, avec ses filigranes mis en exergue, martelant des fils de cuivre, l’invisible se trouve révélé. Les différentes dimensions du papier se tracent à même le mur et découpent l’ombre du «cavalier», du «soleil», du «pot», stéréotypes imagiers qui se logent secrètement dans la texture même de chaque papier. Ici Villers prend au piège la réalité illusoire des mots mais ne pratique nullement un détournement surréaliste à la Magritte. La poétique des mots cachés s’incarne non sans une certaine complicité humoristique. Un très beau «livre d’artiste» complète cet archivage où le vermillon et le bleu engendrent une lecture tactile qui n’oublie pas l’équation subtile des superpositions diaphanes.

Il faut rappeler également que chaque exposition de Bernard Villers est mise en scène en parfaite symbiose avec l’architecture du lieu. Les escaliers, les paliers dictent dans ce cas précis leurs lois implicites. Une visite à cet agencement éphémère s’impose car il dégage une inventivité certaine qui naît d’une quête ténue, non démonstrative.

JO DUSTIN
Cabinet d’Art Contemporain. Rue Ernest Allard, 47, 1000 Bruxelles. Jusqu’au 15 juin.

Extrait de l’ouvrage ‘D’une oeuvre à l’autre” de Guy Schraenen.

Bernard Villers est de ces artistes trop rares aujourd’hui pour qui l’art, l’oeuvre d’art est autre chose qu’un produit. Pour lui l’oeuvre – l’ensemble de son oeuvre – constitue une trace, des ombres, des transparences, laissées ici ou là, que les amateurs attentifs auront eu le privilège de fixer le temps d’un instant, l’instant de la vision. Pour voir quoi? En général simplement un souvenir et quelquefois seulement un souvenir d’ombre: une oeuvre où l’absence et où l’éphémère tiennent lieu d’acte volontaire.

A voir une de ses expositions on a l’impression que tout est là ‘juste comme ça’, presqu’au hasard des matériaux disponibles, des possibilité d’accrochage, du lieu, de la lumière. Pourtant rien n’aurait pu être différent, le hasard n’existe pas, mais le temps de regarder, tout est déjà autre. Les choses existent, ont une place, puis disparaissent.

Pour sa contribution à ce catalogue ainsi que pour son intervention plastique dans l’exposition, c’est l’échelle qui sera le point de convergence entre les deux. Dans la première, il emploie la trame pour élaborer son oeuvre, alors que pour son installation il a merveilleusement tiré parti tant de l’architecture du lieu, que du site. L’espace, une grande baie vitrée, un mur aveugle ainsi qu’une grande pelouse du parc font prendre conscience au spectateur de son propre rapport à l’environnement et de la relation entre objet, espace et lumière.

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Dans son catalogue pour l’exposition au Musée de Louvain-la-Neuve (1985), 10 ans de peinture … dans l’espace, Bernard Villers énumère les choses, les gestes: “Les toiles écrues, libres, tendues, les rubans, les cordes, les bolducs, les lattes de bois, les panneaux de bois, les planches, les planchettes, les chevrons, les plaques de plâtre, de ciment, de plomb, les tôles, les ardoises, l’éternit, les papiers translucides, les papiers pelure, les carbones, les verres, les cellophanes, les écrans, les voiles, les murs, l’huile, l’acryl, l’aquarelle, la tempera, les filtres couleur, les rayons lumineux, les crayons, les craies, les pastels, les encres, les pigments, le fusain, le noir de fumée, les poudres de bronze, la couleur des choses, les pinceaux, les brosses, les couteaux, les racles, les racloirs, les raclettes, les rouleaux, les marteaux, les scies, les ciseaux et la colle, les emporte-pièces, le diamant, le projecteur-dia, l’accrochage, l’épinglage, le tapissage, la pendaison, la tension, la suspension, la pose, le dépôt, la disposition, le rangement, le dérangement, l’installation, l’occupation, l’intervention, le décrochage.”

En exergue du catalogue pour l’exposition L’ombre des couleurs (Bruxelles, 1983), est placée une phrase de Roland Barthes: “Lorsque j’achète des couleurs, c’est au seul son de leur nom”. Effectivement toutes les oeuvres de Bernard Villers sont un jaillissement de couleurs et c’est souvent le nom de celles-ci qui nous vient en premier lieu à l’esprit. Dans beaucoup d’oeuvres il joue sur le nom, sur un mot qui appelle un nom: rouge de Venise, rouge de Pouzzole, bleu indien, outremer.

Dans la démarche de Bernard Villers le livre, “livre d’artiste”, a acquis une place importante. L’utilisation du papier comme support privilégié à l’époque de la réalisation de ses premiers livres et l’emploi fréquent de la sérigraphie, devaient inévitablement l’amener à concevoir une oeuvre et à la multiplier sous forme de livres. Depuis 1976 il a réalisé une trentaine de livres. A quelques exceptions près, tous ont été publiés par l’artiste, sous le nom de Edition du Remorqueur. Pour la plupart il en est également l’imprimeur-sérigraphe et le distributeur. Chez lui le livre sort de l’atelier, comme le tableau de celui du peintre.

Tous ses livres, de 8, 16 ou 32 pages, rarement plus, réalisés généralement sur papier pelure, ne prennent chacun que quelques millimètres d’épaisseur dans une bibliothèque et ne pèsent que quelques grammes. Quelle discrétion, alors que l’on nous habitue à des livres d’art lourds et bien souvent vides de sens. Deux poids, deux mesures! Pourtant, ayant ses livres, ses oeuvres en main, les feuilletant hâtivement ou patiemment, on peut constater que leur contenu, leur aspect autant que leur valeur tactile, sont ceux d’une oeuvre d’art conçue avec rigueur et passionnément élaborée. Tout y a sa raison d’être: la transparence du papier qui permet à chaque livre d’avoir son identité propre, d’évoluer de page en page, ou au contraire un papier opaque quand le trait ou la couleur doivent avoir à eux seuls un sens; le format qui joue un rôle par rapport à chaque livre; et le texte ou le titre qui souvent est la clé de l’oeuvre.

Chez Bernard Villers une couleur ne pourrait être remplacée par une autre. Si quelquefois ses livres font référence à l’oeuvre d’autrui, c’est la couleur que celle-ci lui évoquait ou une phrase, qui en sont la source. Comme dans La nuit tombe (1978), où 16 traits jalonnent le livre comme les noms de même couleur cadençant le paragraphe d’un roman de Davis Goodis; il ne s’agit ici nullement d’illustration mais de parallèle. Ou dans Fais-moi un dessin (1985), où il demande à une dizaine d’artistes amis (Michel François, Jacques Lizène, Walter Swennen e.a.) de lui faire un dessin, qu’il reproduit sur papier calque d’où il fait transparaître un grand aplat d’une couleur correspondante à l’esprit du dessin. Ou encore dans Un peu/beaucoup (1981 ), où il ponctue par des traits noirs et incisifs sur un papier, cette fois épais et opaque, les mots d’une phrase de Micheline Créteur. Mais c’est dans Figure/Paysage/Marine (1988) qu’il ramène la peinture à une oeuvre conceptuelle. Il réduit le livre – la peinture – à une suite de partages de l’espace de la page par de grands aplats qui évoquent la couleur dominante de chacun des trois formats traditionnels de tableaux. Le papier, le mur, l’espace, la lumière, les vides même deviennent eux aussi couleurs et font partie de sa peinture comme les silences font partie de la musique de John Cage.

Parfois, à l’occasion d’expositions, l’envers du trait sur le papier replié partiellement (Un traitun pli, Bruxelles, 1983), ou un trait, unique, reproduit sur les feuilles d’une pile de papier (Pile, Antwerpen, 1979) confèrent à certaines oeuvres d’infinies possibilités de transparences, d’opacités et de compositions. Parfois tiennent lieu de couleur la réverbération du ciel avec toutes ses nuances sur des plaques de verre disposées dans un champ, verres transparents et matés (Les nuages, les
mirages, Chaudfontaine, 1984), ou des verres au dos desquels de la poudre de bronze est appliquée (Les nuages, les images, Aarschot, 1983). :Pour Echelles (Sint-Amandsberg, 1990), il présente une série de plaques offset en aluminium peintes à l’huile et graduées aux tons de terres différentes, 25 au total: terre d’Ombrie, de Kassel, de Bruxelles, de Sienne ou terre grise. L’ensemble des plaques est disposé à même le sol, telle une échelle le long d’une façade.

Dans Feuilles à sécher (Mormont, 1978) ce sont des feuilles aux grands aplats sérigraphiés, les unes suspendues dans un hangar, les autres le long d’une clôture, qui prennent au gré des courants d’air ou du vent des teintes autres que celles appliquées volontairement. Pour sa contribution à ce catalogue ainsi que pour son intervention dans l’exposition, c’est l’échelle qui sera le point de convergence entre les deux. Il utilise la trame pour élaborer son oeuvre dans le catalogue, alors que pour son installation il a merveilleusement tiré parti tant de de l’architecture du lieu, que du site. L’espace, une grande baie vitrée, un mur aveugle ainsi qu’une vue sur la grande pelouse du parc font prendre conscience aux spectateurs de leur rapport à l’environnement et de la relation entre objet et espace. Pour lui la raclette du sérigraphe a souvent remplacé le pinceau. Les traces des larges plans opaques et mats ainsi obtenus paraissent vouloir, par un simple attouchement, se transmettre
sur notre doigt. Même fixée sur un support, la couleur semble en quelque sorte n’être que le pigment et on pourrait imaginer qu’il suffirait d’un souffle pour que tout s’envole et se dépose en un autre lieu, sur un autre support.

Bernard Villers est sans conteste un peintre et si la dénomination “livre de peintre” n’était liée principalement à un type de livres en vogue au début de ce siècle, c’est au livres de Bernard Villers, plus qu’à aucun autre, qu’on aurait pu l’attribuer. Pour lui les divers matériaux, les couleurs, les espaces, la lumière, les ombres, à valeur égale, font partie de sa peinture. Même si objet ou installation il y a, c’est à chaque fois la vision d’une peinture qui nous est offerte. A chaque vision, à chaque moment, l’instantané, l’ombre, la couleur, la texture du papier, le support, le pli, le trait nous paraissent primordiaux. Pourtant c’est l’ensemble qui suscite en nous le souvenir de l’oeuvre. “Quand on dit ce qu’on fait, on ne fait pas ce qu’on dit.” Ainsi, confronté à une oeuvre de Villers, quand on voit ce qu’il y a, il n’y a pas, ou plus nécessairement ce que l’on a vu.

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D’une oeuvre à l’autre (extrait) (PDF)