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Article publié dans La Libre Belgique du 09 aout 2006. Par Claude Lorent.

L’exposition des oeuvres de Bernard Villers au Musée d’Ixelles est le fruit de nombreuses complicités

L’exposition est plutôt modeste mais néanmoins fort complète, d’autant plus que sans en avoir l’air, elle se prolonge au-delà des salles en principe dévolues à ce type de manifestation. Les invités, amis artistes ou ex-complices d’enseignement, débordent en périphérie dans les espaces de la collection pour rejoindre l’autre expo, non sans rapport, consacrée à l’architecte Georges Baines.

Bernard Villers (Bruxelles, 1939) s’est fait le chantre de la couleur pure, terme préféré à celui de monochrome, qui ne cadre pas vraiment avec l’ensemble de la démarche, même s’il paraît s’imposer puisque chaque peinture considérée séparément est traitée d’une seule couleur, généralement en aplat neutre.

Par contre, le dispositif de l’exposition, les formes travaillées, la présence d’objets et de matières diverses, laissent entendre qu’il s’agit d’une mise en commun de multiples notions. D’un brassage, en quelque sorte, qui finalement constitue un tout dans lequel les individualités disparaissent au profit d’un dialogue entre elles et en tous sens. A tel point que les couleurs et les formes jouent les affinités, les complémentarités, les regroupements et les mises à l’écart comme s’il s’agissait d’un programme ludique à découvrir selon un parcours pédagogique indéterminé.

FANTAISIE DE LA COULEUR

En ces choix effectués dans les pièces relevant des dix dernières années, s’exprime surtout la variété d’un propos formel et chromatique qui ne cesse de se renouveler. Volontiers géométriques, les espaces peints se délectent aussi d’irrégularités, de fantaisie, de vides et ne rechignent pas d’affirmer leur qualité d’objet usuel détourné, de se poser au sol sur roulettes ou d’intervenir en ensembles décoratifs au mur. Quant aux couleurs, elles ne se font pas prier pour emprunter des nuances, pour se mettre à la mode, pour donner un coup de flash ou une luminosité fluo. Il y a une ambiance de détente dans l’air et même le clin d’oeil n’est pas exclu, par exemple lorsque s’empilent des livres dont le titre contient le nom d’une couleur, ou que se regroupent comme une installation les caisses de rangement.

Le coin réservé aux éditions, du Remorqueur et du Nouveau Remorqueur rappelle que l’artiste aime aussi le papier, la rigueur et les histoires; ce que confirment les vidéos noir et blanc réalisées par de jeunes étudiants sur des idées de Villers. Pas de quoi s’ennuyer en cette compagnie qui transforme le musée en espace où il fait bon voir.

dans la salle principale des Amis au Musée d’Ixelles.

© La Libre Belgique 2006

Extrait de l’ouvrage “Sur le livre d’artiste – Articles et écrits de circonstance (1981-2005)” de Anne Moeglin-Delcroix, Le Mot et le Reste, 2006, pp.525-534.

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C’est à la galerie NRA, en 1979 ou 1980, que j’ai vu pour la première fois un livre de l’artiste belge Bernard Villers, Traverse, l’un de ses premiers (1976): malgré sa faible épaisseur, il s’imposait, avec ses couleurs et son impression parfaite, dans le désordre ambiant d’une profusion de livres gris tirés en photocopie.j’ai rencontré Bernard Villers plus tard, en janvier 1986, à la Bibliothèque nationale, au moment de l’acquisition d’un certain nombre de ses livres par le Département des estampes.

Bernard Villers occupe une place à part dans le monde du livre d’artiste: ses livres n’y font pas grand bruit et on ne peut l’affilier à aucun courant. Mais il sait comme personne traduire une idée en livre, l’exprimer à l’aide des éléments concrets qui font un livre, lui donner forme et matière de livre, donc la rendre réellement sensible au lecteur. C’est la raison pour laquelle, dans ce commentaire d’un livre tout entier fondé sur une citation retorse empruntée à La Bibliothèque de Babel de Borges, je décidai d’examiner jusqu’à quel point sa construction tirait toutes les implications des jeux de miroir borgésiens. Il semble que le livre finisse par être lui-même emporté par la logique paradoxale de son sujet, comme peut l’être un bateau pris dans les tourbillons d’une rivière censée le porter. Mais c’est la marque de la fécondité d’un livre que de donner plus que ce que son auteur pensait y semer. Il est vrai qu’on ne sait jamais ce qui germe d’une graine de Borges …

Ce texte est paru dans le catalogue raisonné des livres de Bernard Villers, publié à l’occasion de l’exposition « Day Light » à Limoges, organisée par le Centre des livres d’artistes en 2003. Le livre commenté était à cette date le plus récent de l’artiste, édité par lui (Alea Remorqueur) comme la plupart de ses livres, puis réédité par les éditions Lebeer-Hossmann la même année.

Nombre de publications de Bernard Villers privilégient dans le livre non le véhicule d’informations, mais le support à travailler pour ses possibilités singulières d’expression. Cette recherche formelle fait l’unité en profondeur de sa production depuis 1976 et définit son originalité dans le domaine du livre d’artiste. Quand on ouvre ses livres, on y trouve généralement des formes géométriques pures et des couleurs en aplat, imprimées sur des papiers choisis avec soin, souvent très fins, mais rarement des mots, à moins qu’ils concernent un aspect du livre ou la règle de sa construction. Le peintre qu’est Bernard Villers aborde, en effet, le livre d’un point de vue concret, pratique, physique: le livre comme matériau, avec ses qualités particulières (le papier, sa texture, son opacité et sa transparence, sa surface et sa profondeur, sa stratification, ses formats} et ses propriétés spécifiques (le pli, le recto et le verso, les symétries internes, l’organisation en séquence). Le contenu est le livre lui-même, quoiqu’en un sens non conceptuel mais sensible: Bernard Villers explore les possibilités du livre un peu à la manière dont un peintre abstrait explore les possibilités de la peinture en peignant. Ces dernières années, toutefois, sont parus deux ouvrages dans lesquels l’interrogation sur la nature matérielle du livre fait place à une approche plus conceptuelle: en 1998, Un livre réversible et, en 2003, Un livre concevable. Pour la première fois en près de trente ans et quelque cinquante publications, le mot « livre » figure dans leur titre.

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Si, en hommage aux paradoxes visuels mis en évidence par le livre réversible du savant autrichien Ernst Mach, Un livre réversible joue sur les deux registres à la fois, du formel et du conceptuel, Un livre concevable prend plus nettement le parti de la réflexion sur le livre. La forme n’en est pas pour autant anodine: ce livre de format inhabituel, deux fois plus haut que large, ne s’ouvre pas comme un livre ordinaire, mais se déplie en une grande planche carrée. La planche, on le sait, est la forme première du livre chez l’imprimeur, quand elle n’a pas encore été pliée et massicotée pour constituer un des cahiers qui, reliés, feront le volume. Dans plusieurs de ses publications antérieures et de diverses façons, Bernard Villers a mis en évidence cet aspect originaire du livre et en a exploité les paradoxes formels (l’ordre au niveau des pages est désordre au niveau de la planche, le continu sur la planche est discontinu dans le livre, l’envers de l’un est l’endroit de l’autre, etc.). Ici, le pliage en trois de la planche forme un livre de seize pages, la première et la dernière faisant couverture, aux deux plats parfaitement symétriques, avec, des deux côtés, la mention du titre, comme si on pouvait commencer le livre par la fin aussi bien que par le début. N’était que la pagination en rouge, de 1 à 16, dans un corps anormalement grand, impose fortement un sens à la lecture. À première vue cependant, il n’y a rien à lire dans ce livre qui ne s’ouvre complètement que sur la double page centrale, blanche, à l’exception de la pagination, d’autant plus visible, on y reviendra. Dans ce livre discrètement traversé de contradictions, il ne s’agit pas cette fois de renvoyer le lecteur à l’origine technique du livre et aux paradoxes visuels du pliage, mais à son origine conceptuelle et à des paradoxes plus théoriques, voire métaphysiques, ainsi qu’on va le voir. La question n’y est pas celle de la nature de l’objet livre (qu’est-ce qu’un livre?), mais celle de la légitimité de son existence (quel livre peut exister?). En effet, ce que le livre une fois déplié révèle, c’est, imprimée en très gros corps sur toute la surface de la planche, une citation empruntée à La Bibliothèque de Babel de Borges. On lit ceci:

Je le répète: il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. Par exemple: aucun livre n’est aussi une échelle, bien que sans doute il y ait des livres qui discutent, qui nient et qui démontrent cette possibilité, et d’autres dont la structure a quelque rapport avec celle d’une échelle.

De prime abord, Un livre concevable se présente comme l’exemple le plus simple de ce dont le texte qu’il contient donne la règle. Mais cette simplicité n’est qu’apparente car le lecteur est simultanément confronté à une certaine idée du livre et à un livre réel. D’un côté, ce livre se borne à énoncer la condition qui le rend possible, sans rien y ajouter: il semble n’offrir au lecteur qu’une déclaration de principe sur le livre, qu’il illustre minimalement de façon parfaitement tautologique, l’exemple se confondant avec la règle. D’un autre côté, cette règle est mise en oeuvre dans un ouvrage concret que le lecteur tient en main, avec couverture, mention d’auteur, titre, pagination, éditeur, date et lieu de publication, ce qu’on trouve dans tous les livres. Ce n’est donc pas exactement de tautologie qu’il s’agit, mais plus précisément de mise en abyme, procédé artistique qui consiste à inclure dans une oeuvre une description d’elle-même en modèle réduit qui la réfléchit et, ce faisant, en dévoile le sens. Borges, on le sait, est un virtuose de ce procédé et sa bibliothèque de Babel en propose un exemple vertigineusement complexe. Un livre concevable a ceci de particulier, cependant, qu’il se réduit à la forme pure de sa mise en abyme: on l’a dit, il n’existe qu’en explicitant ce qui lui permet d’exister et son contenu se résume au développement de cette condition. Il tient donc bien en même temps d’une forme de tautologie, celle qu’on peut trouver dans les premiers livres de Sol Le Witt, notamment, qui sont le développement de leur règle de construction, c’est-à-dire l’explicitation de leur titre.

On pourrait en rester là, à l’exercice de style poussé jusqu’à l’absurde, bien dans le ton de la nouvelle de Borges, n’était l’étrangeté de ce livre qui relève à la fois de la platitude tautologique et du double fond de la mise en abyme. Ce livre à deux faces, qui dissimule sa clef dans ses plis comme quelque savoir ésotérique, invite à une seconde lecture. À l’instar du texte de Borges, il ouvre sur de troublantes profondeurs.

Pour cela, relisons la citation: « Il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. » Affirmation à première vue strictement logique, fondée sur le principe de contradiction, selon lequel est concevable ce qui est noncontradictoire; affirmation en vérité métaphysique, en raison de la conséquence établie entre la possibilité logique (le noncontradictoire, le concevable) et l’existence: dire que l’impossible ne peut exister est vrai par définition; dire que tout ce qui est possible est réel constitue en revanche une prise de position métaphysique beaucoup plus audacieuse et qui a été matière à débat dans la philosophie classique des XVIIe et XVIIIe siècles, bien connue de Borges, ainsi qu’on peut s’en apercevoir dans plusieurs citations sans guillemets de La Bibliothèque de Babel. Cela revient, en effet, à soutenir que ce qui existe a non seulement un fondement rationnel (ce qui, déjà, ne va pas de soi), mais qu’il s’y ramène tout entier, c’est-à-dire qu’il n’a pas besoin de la décision d’une volonté créatrice (celle de Dieu dans la métaphysique et, sinon, celle de l’auteur ou de l’artiste) pour passer de la possibilité à l’être. Autrement dit, le concevable est seule mesure de l’existence. Il n’y a pas de différence entre la pensée et le réel: tout ce qui est logiquement possible est ontologiquement nécessaire. Ce qu’on peut encore résumer ainsi: l’idée est condition, suffisante, de l’existence. “Il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe.” Il existe par la seule force de sa possibilité, et non par la décision de son auteur qui n’en est que l’instrument. Donc tous les livres concevables existent. C’est bien ce qu’écrit le narrateur de la bibliothèque de Babel: “La bibliothèque comporte toutes les structures verbales, toutes les variations que permettent les vingt-cinq symboles orthographiques”,y compris la description que lui-même est en train de faire de la bibliothèque, et, ajoute-t-il, sa réfutation, bien qu’elle soit évidemment contradictoire avec cette description. Cette conception d’une bibliothèque totale, contenant tous les livres possibles, sans aucun dehors, est évoquée dans la seconde partie de la citation.

Le lecteur n’a pas le temps, en effet, de s’étonner d’un logicisme aussi radical. Car l’exemple qui suit l’énoncé de la règle, au lieu de l’illustrer, va introduire une exception, et celle-ci, loin de la confirmer, va au contraire la rendre inutile en étendant son applicabilité au-delà de la condition restrictive qu’elle énonce. “Par exemple: aucun livre n’est aussi une échelle”, hypothèse aussi incongrue qu’absurde, dont on admet aisément l’impossibilité (même si Babel est une tour qui monte jusqu’au ciel, même si une bibliothèque infinie ne doit pas manquer d’escabeaux, même si tout livre est une sorte d’échelle mentale permettant d’accéder à l’intelligence des choses et même si cette bibliothèque intégrale contient les catalogues d’exposition de Bernard Villers, lequel a peint des échelles). Et pourtant la suite de la citation dit, en substance, qu’à la réflexion, puisque la bibliothèque de Babel comporte tous les livres possibles, il doit bien y en avoir qui démontrent la possibilité pour un livre d’être aussi une échelle ou même qui ont quelque parenté de structure avec elle. Puisqu’énoncer l’hypothèse d’un livre échelle, c’est par là même le rendre concevable et, en vertu de la règle, pouvoir conclure à son existence, la clause restrictive à l’application de la règle (l’impossible) est du même coup rendue caduque. Paradoxe d’une règle qui valide une hypothèse qui l’invalide en retour.

Cela signifie que, dans la bibliothèque du moins (restriction de pure forme car on sait que, pour Borges, elle est l’univers), le possible déborde en fait toute limite imposée par la logique et inclut l’impossible. Soutenir que tout livre existe à partir du moment où il est concevable, ce n’est pas, comme on a pu le croire dans un premier temps, en appeler aux critères rationnels de la pensée logique, mais aux possibilités infinies qu’ont les lettres de se combiner, y compris pour former des livres incompréhensibles. C’est aussi bien, puisque la bibliothèque est l’univers, évoquer l’imagination créatrice des savants, des philosophes et des artistes, qui n’est jamais que l’actualisation des possibilités illimitées de cette combinatoire, quand, confrontés à l’énigme insondable du monde, ils redistribuent sans fin les signes de ce texte indéchiffrable et ajoutent les livres aux livres pour tenter de donner du sens à ce qui n’en a pas, rendre pensable l’impensable et possible l’impossible. À cet égard, ce n’est pas un hasard si Borges, dans sa nouvelle, reprend implicitement au savant du XVe siècle Nicolas de Cuse sa définition paradoxale de l’univers infini ( “une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part” ), pour la paraphraser en décrivant sa bibliothèque aux modules hexagonaux comme “une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque et dont la circonférence est inaccessible”.

Dans cette bibliothèque, Un livre concevable a par avance sa place. Mais, d’après ce qui précède, il faut peut-être mettre l’accent sur «un» au moins autant que sur« concevable». Car, parmi tous les livres possibles (et, on l’a vu, impossibles) qu’elle contient, il incarne l’une de ces possibilités. Faut-il alors, comme Borges ou le narrateur en fait l’hypothèse pour son propre texte, voir en lui une répétition inutile puisqu’il est déjà inclus dans la bibliothèque des livres possibles, sa réalisation n’étant rien de plus que la reproduction tautologique de son concept? Ne peut-on plutôt voir en lui un livre qui, par la mise en abyme évoquée plus haut, en énonçant la condition d’existence de tout livre, justifie au contraire a priori tous les livres, écrits ou non écrits, passés ou à venir, lus et non lus?

En ce cas, malgré sa faible épaisseur et la modestie de son titre, Un livre concevable pourrait non sans raison prétendre incarner le livre total évoqué par Borges, “la clef et le résumé parfait de tous les autres” sorte de catalogue universel condensé, dont l’existence est nécessairement impliquée dans celle d’une bibliothèque qui comporte tous les livres: “Il est certain que dans quelque étagère de l’univers, ce livre total doit exister.” Or, c’est précisément cette phrase qui, dans le texte de Borges, appelle en note la citation que Bernard Villers a imprimée entre les plis de son livre comme son secret.

Peut-on encore aller plus loin dans les paradoxes du livre (selon Borges ou selon Bernard Villers, on ne sait plus)? Sans doute, car, si ce livre total est bien le livre de tous les livres, il contient la bibliothèque tout entière, voire, si l’on suit Borges jusqu’au bout, l’univers. De fait, les derniers mots de la nouvelle formulent, en note encore, une dernière hypothèse qui inverse l’hypothèse générale d’une bibliothèque contenant tous les livres en l’hypothèse d’un seul volume contenant la totalité du savoir. Pour imaginer ce livre, le narrateur s’appuie sur la fiction théorique forgée par Cavalieri, précurseur de Leibniz dans l’invention du calcul infinitésimal:

Il suffirait en dernier ressort d’un seul volume, de format ordinaire, imprimé en corps neuf ou en corps dix, et comprenant un nombre infini de feuilles infiniment minces. (Cavalieri, au commencement du XVIIe siècle, voyait dans tout corps solide la superposition d’un nombre infini de plans.) Le maniement de ce soyeux vademecum ne serait pas aisé; chaque feuille apparente se dédoublerait en d’autres; l’inconcevable page centrale n’aurait pas l’envers.

De cette ultime hypothèse, qui, en appendice de la conclusion, renverse d’un coup et non sans perversité toute la subtile construction du récit, ne peut-on supposer que le livre de Bernard Villers est une version possible? Certes, il n’est pas imprimé en corps neuf ou dix (on le regrette pour la cohérence de l’analyse!), mais la fiction de feuillets infiniment minces, invisibles dans l’épaisseur visible du papier, peut évoquer de nombreux autres livres de Bernard Villers, en papier pelure. En outre, ce livre qui contient en puissance la bibliothèque infinie, a bien, comme celui qu’imagine Borges, une bizarre double page centrale: vierge, mais paginée en grands chiffres rouges, en puissance elle aussi.

Ainsi, par un jeu de renvois en miroir d’esprit borgésien, dont le point de départ finit par se perdre, Un livre concevable, en donnant à l’hypothèse de Borges forme de livre, se fait l’interprète de La Bibliothèque de Babel (au sens où un musicien donne réalité sonore à une partition ou un acteur donne corps visible à un texte). Réciproquement, La Bibliothèque de Babel est l’interprète (au sens cette fois herméneutique) de Un livre concevable et permet de le lire dans toutes ses dimensions. Bonheur de l’emprunt quand il est éclairant autant qu’éclairé.

Mais, comme chez Borges, le jeu cache sans doute chez Bernard Villers une interrogation plus grave sur la prolifération des livres, qu’ils soient ou non d’artistes, tous possibles et concevables puisque réels, mais dont la possibilité même laisse parfois perplexe. L’époque nous donne quantité d’exemples de ces objets de papier, faits à partir des signes de l’alphabet, disposés sur les étagères des librairies, mais dont on n’est pas sûr qu’ils soient vraiment des livres. A-t-on remarqué que La Bibliothèque de Babel de Borges ne décrit pas autre chose que le monde combinatoire imaginé par Leibniz (jusque dans certaines expressions latines du narrateur, cruciales chez le philosophe), mais sans la Providence qui y préside? Chez Leibniz, l’entendement de Dieu voit tous les possibles, qui en tant que tels tendent tous à l’existence, mais sa volonté éclairée choisit de n’actualiser que ceux qui, ensemble, composeront le meilleur des mondes possibles. Dans la bibliothèque de Babel qu’est devenu le monde en expansion continue des livres, bibliothèque dépourvue d’un grand bibliothécaire inspiré par le principe du meilleur, tous les livres possibles semblent pouvoir exister, sans discrimination, et même sans papier. C’est pourquoi l’affolante bibliothèque de Babel donne la nostalgie des petites bibliothèques, finies, sélectives, électives, où beaucoup de livres sont inconcevables, ce qu’était, à n’en pas douter, celle dont Leibniz lui-même fut le bibliothécaire à Wolfenbüttel.

Anne Moeglin-Delcroix

Bernard Villers et Jorge Luis Borges (PDF)

Cette exposition porte sur les recherches plastiques et visuelles de Bernard Villers. Comme pour ses livres, la cohérence du propos s’accompagne d’une palette de formes, de registres, voire de configurations. C’est de rapports de couleurs et de situations qu’il s’agit.

Le Musée d’Ixelles présente une sélection d’une trentaine d’oeuvres, dans un agencement spatial inédit, qui associe des logiques visuelles très différentes. Petites ou grandes, murales ou pas, ces oeuvres déclinent les registres plastiques – visuels-réflexifs – explorés par Bernard Villers.

La couleur est au centre du propos : par ses voisinages et ses effets induits, par les choix des supports et les formes qui les caractérisent. Et ce propos est habité par une poétique des rapports de dimensions ou de positions qui se parcourent comme on feuillette un livre au récit réduit à sa plus simple expression, au hasard ou au petit bonheur, toujours dans le passage d’une chose à une autre, chacune posant la question de ce qui s’adresse à l’ oeil et de ce qui signifie, ainsi.

Car l’univers de Bernard Villers, s’il procède de formes et de couleurs, est tramé de passions pour d’autres formes d’art et parcouru par des préoccupations pour !’aujourd’hui qui se niche dans les anfractuosités du regard, dans les petites aires d’indéfinition de la pensée.

Jouant de l’immédiateté du percevoir et de la persistance du voir, son travail assemble des entités simples en d’autres, plus complexes qu’il y paraît, sans séparer jamais les plaisirs visuels d’une intériorité que peuplent des couleurs, posées et disposées, présentes mais venues de lointains si proches…

Pour cette occasion, Bernard Villers a souhaité élargir l’exposition de son travail en invitant quelques artistes avec lesquels il est en affinité, leur proposant de se joindre à la conjuration des couleurs, y apportant regards et sensibilités autres.

La conjuration des couleurs

Ce livre est publié avec l’aide des Amis du Musée d’Ixelles et de la Communauté Wallonie Bruxelles, à l’occasion de l’exposition La conjuration des couleurs – Bernard Villers & diverses présences au Musée d’lxelles du 11 mai au 17 septembre 2006.

La conjuration des couleurs (PDF)

6 pages (triptyque), sérigraphie, 2 couleurs, 7cm/29,5 cm., tirage limité

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Triptyque , 14,5cm/20,5cm sérigraphie, 3 couleurs, tirage limité.

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